Ainsi libéré de toutes ces contraintes, j’ai pu traiter à ma guise et selon mes coups de coeur certains thèmes favoris qui tournent autour de l’apparence et de sa mise en scène, ce qui d’une certaine manière rejoint la forme choisie : la figuration. Les personnages ne sont présents que par leurs tenues baroques et leurs attitudes corporelles statufiées, les regards sont devinés plus que montrés, les visages ont une expression neutre. L’origine peut en être le glamour de la mode avec laquelle j’ai flirté, un bestiaire en peluche, l’artifice du théâtre de la danse, mais aussi et surtout sans en dénaturer l’esprit, des œuvres antérieures comme les maniéristes florentins ou l’école baroque de Cuzco ou dernièrement des représentations de Albers qui deviennent figuratives puisque représentation d’un tableau existant et non de carrés superposés.
A ce stade de ma démarche actuelle, je dirais que chacun de mes tableaux est pour moi « le rideau magique tissé de légendes qui couvre le visage du concret » dont parle Milan Kundera dans le Rideau. Le numéro sous chacun d’eux déchire ce rideau magique, comme l’a fait Cervantès selon Kundera, pour objectiver la peinture et ce qu’elle nous dit. C’est le prétexte de ma dernière série où la narration devient le sujet et où elle est déchirée d’une manière implicite par le numéro, explicite par l’image.
Adrien GOETZ a écrit : « Du théâtre, Clerc retient les costumes exubérants, les perspectives outrées des décors, mais aussi la “ distanciation ”, la célèbre idée de Brecht.
Le réel n’entre dans ses tableaux qu’à travers des créations antérieures, conçues ou non par lui, qui mettent les objets représentés à une certaine distance. Voilà pourquoi, chez Clerc, la réalité tangible est toujours éloignée d’au moins deux degrés de sa traduction en peinture. Il ne peint pas Girodet, mais son buste de marbre blanc, pas un visage, mais une photo. Clerc aime la pose travaillée, l’artifice, le maquillage cher à Baudelaire, les constructions acrobatiques des maniéristes italiens, l’emphase des héroïnes de Guido Reni, Lucrèce ou Cléopâtre. Il s’inspire explicitement des œuvres des musées.»
Bruno FOUCART : « Yves Clerc dit, redit volontiers que sa grande crainte est le sujet, le trop de sujet. Ceci n’est pas une pipe, déclarait Magritte ; ce tableau de Yves Clerc n’est pas un dialogue de singe et de femme (…) ceci est un numéro, les numéros 18, 22, 25, ou 27. Ce sont des objets numérotés, des objets de peinture. Les numéros posés par Yves Clerc sous ses toiles en lettres et chiffres tracés au pochoir signifient que ces œuvres doivent être moins considérées pour ce qu’elles évoquent ou racontent que comme des images transmuées en sujet de peinture pour être mieux objectivées (…) »
Tim WILLOCKS : « Nous pensons trop de nos jours, et penser nous empêche de voir, de sentir, de savoir (…) Dans ces scénarios oniriques, hommes et femmes vivent en un temps sans repères (…) entre l’intemporel et le nulle part, entre l’apparence et la dissimulation.
Dans les peintures d’Yves Clerc, quelque soit le temps passé à les fixer, je ressens ce processus en jeu, où tout ce qui est dissimulé devient visible, indéfiniment…
Aucun des tableaux ne sont ce qu’ils semblent être, dit Yves. Tout ce que tu as regardé est peinture. »
*Bruno Foucart : universitaire à la Sorbonne et à l’école supérieure des beaux-arts, auteur, conservateur, historien de l’art
*Adrien Goetz : maître de conférences à l’université Paris 4-Sorbonne, auteur de plusieurs romans axés sur l’histoire de l’art
*Tim Willocks : scénariste, écrivain britannique, auteur de nombreux livres dont le roman historique « La Religion »